- Je ne sais pas ce qu'en t'en penses, toi, mais ça sent pas bon cette histoire... grommela son père en tournant les pages du journal.
- De foi ? s'étonna Isadora, la bouche pleine de purée.
- De quoi ? s'étonna Clarence, qui était en train de planter sa fourchette dans un morceau de steak d'environ dix centimètres de rayon.
Jésus Verdure-Karasu lâcha un soupir à fendre l'âme , posa son journal à côté de son assiette et découpa sans rien dire un bout de son steak qui devait avoir une aire de cinq centimètres carrés. Clarence eut un regard désolé pour son époux, consciente d'avoir raté une partie de ce qu'il lui débitait depuis le début du repas.
- Tu re-veux de la sauce ? demanda Kiri à sa mère, la louche en suspens au-dessus de la casserole.
- Elle est trop chalée ta chauche, tu fas finir par choper de l'hypertenchion précochement à forche f'en remplir ton achiette comme cha, répliqua Isadora au garçon en brandissant sa fourchette vers lui.
- Ta sœur a raison, Kiri, ne fait pas comme Roméo, et vis vieux, dit le père.
- Roméo il ch'est chuichidé en ch'empoichonnant, j'vois pas le rapport avec l'hypertenchion... rétorqua Isadora.
- Nan, pas le Roméo de Shakespeare, je voulais parler de mon cousin Roméo qui a eu une lésion à la rétine, qui est devenu aveugle et qui est mort six ans plus tard en se prenant une antenne de télé entre les deux yeux. Enfin bref, pour en revenir au sujet principal, ils t'ont dit de faire quoi pour ta mission au pensionnat McCollins, Isadora ?
Le silence se fit. Les regards se tournèrent vers elle. Isadora avala sa purée, et répondit :
- Ben euh... J'suis censée augmenter mon niveau, surveiller les Aspirants, et pis les autres élèves de l'AEAM... Pourquoi ?
- Non, rien... C'est juste que... Enfin... Finis ta purée, trésor.

Isadora avait toujours eu du mal à contrôler ses mouvements. Elle tombait s'écorchait, cassait tout autour d'elle. Pas question de parler de danse ou de quelque sport de combat avec elle. Elle était quelqu'un que l'on pouvait qualifier d'une affreuse maladroite. De ce fait, elle évitait et étudiait soigneusement tout endroit susceptible d'être dangereux. Or, les escaliers étaient un endroit qu'elle ne pouvait éluder.
C'est donc de ce matin frisquet qu'elle descendit prudemment les escaliers en sortant des dortoirs, cramponnée comme une dégénérée à la rampe. Elle posait ses pieds chaussés de converses bleues tout doucement sur chaque marche, l'une après l'autre. Elle était si concentrée qu'on aurait vraiment pu se demander si l'on était pas face à une folle furieuse qui haïssait les escaliers (ce qui n'était pas entièrement faux). Elle était presque arrivée à la fin des escaliers quand son côté hyperactive refit surface. Elle leva la tête, et vit un jeune homme d'environ son âge, devant l'accueil. Elle avait l'impression de l'avoir déjà vu... Mais où ?
Isadora fit un pas malencontreux de plus dans l'escalier et rata le bord de la marche suivante. Elle se paya une gamelle magistrale et roula jusqu'au sol à la vitesse de l'éclair, à quelques mètres du garçon. Elle se releva maladroitement, aussi lestement qu'elle pu, et afficha un sourire gêné.

- Euh... Euh... Salut ! dit-elle, honteuse.

Isadora considéra un moment la main du garçon, puis se releva sans la prendre. Elle n'aimait pas se reposer sur les autres, et encore moins sur un inconnu... Elle regarda rapidement le jeune homme. Sa joie sonnait faux, mais un grand sourire s'afficha automatiquement sur le visage de la jeune fille. Qui qu'il soit, s'il voulait être agréable, même s'il s'en sentait forcé, il fallait le lui rendre - telle était la logique d'Isadora. Ses proches avaient souvent du mal à la comprendre, d'ailleurs...

- Laisse tomber le vouvoiement, on a le même âge non ? répliqua-t-elle gentiment. Bon, voilà, les généralités : moi c'est Isadora - comme la danseuse - Angie - comme la chanson des Stones - Verdure-Karasu. J'suis élève à l'AEAM, si tu veux tout savoir - même si tu veux rien savoir. Et toi ?

Sa façon de se présenter était sûrement très étrange, mais elle n'en avait pas vraiment conscience. C'était d'ailleurs pour cela que la plupart de ses cousins l'appréciaient : elle ne faisait pas grand chose comme les autres... Et une de ses particularités était d'ignorer la première moitié de chaque phrase de son interlocuteur lorsqu'elle devenait trop longue. Elle avait aussi l'habitude de ne se souvenir qu'elle parlait à quelqu'un qu'à la fin de ses monologues, pour ajouter un gentil "Et toi ?" auquel elle ne savait même pas quelle type de réponse l'autre allait donner...